Partir c’est revenir, l’épreuve du retour de voyage – Radio France

En 1999, l’écrivaine Anne-Françoise Penders publie une étude sur le Land Art. Le premier volume, intitulé Partir, se retrouve vite épuisé en librairie et ce, pendant des années ; on en vole même des exemplaires en bibliothèque. Le second volume en revanche, Revenir, restera facile à se procurer. Le départ attire tandis que le retour désintéresse, commente Céline Flécheux, qui rapporte l’anecdote dans Revenir. L’épreuve du retour (Édition du Pommier, 2023). Dans cet essai, la philosophe s’intéresse à ce déséquilibre qui voit les récits de voyage consacrer tant de pages inquiètes ou impatientes au grand départ, délaissant l’épisode du retour. Une dissymétrie que l’on retrouve dans notre langue, laquelle ne manque pas de mots pour décrire le voyageur en partance, mais sèche lorsqu’il s’agit de décrire celui qui revient. Sur la ligne du départ, c’est un joyeux globe-trotteur, un téméraire aventurier ou, lorsque le périple est contraint, un exilé, un émigré, un réfugié. Celui qui se trouve sur le chemin du retour ? C’est un revenant, dont la résonance fantomatique laisse deviner qu’on l’a peut-être déjà oublié, ou c’est un rapatrié, appelé à retrouver sa patrie sans avoir vraiment choisi d’y remettre les pieds…
Y aurait-il moins à dire sur le moment du “revenir” ? Il est vrai qu’en voyage, le chemin du retour peut paraître plus court que l’aller.
C’est d’ailleurs ce que confirmait, en 2011, une équipe de chercheurs : même lorsque que l’itinéraire de retour est de la même distance que l’aller, et qu’il n’est pas familier, il semble durer moins longtemps que celui du départ que l’on vit avec plus d’impatience et d’anticipation. Mais qu’on n’y trompe pas, le retour peut être tout aussi périlleux et passionnant que le voyage.
L’Entretien littéraire de Mathias Enard
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Heureux qui comme Ulysse, est revenu
Car il y a beaucoup à dire sur le retour et déjà, des questions. Pourquoi revient-on ? Comment retrouver la vie quotidienne ? Comment revient-on, chargé de nouvelles images, récits, connaissances du monde ? S’il est un immense texte sur le retour dans la littérature de voyage où trouver quelques réponses, c’est bien l’Odyssée qui, par antonomase, désigne un voyage semé d’aventures. Récit du périple d’Ulysse après la guerre de Troie, vingt ans plus tard, vers son île Ithaque, son épouse Pénélope et son fils Télémaque, l’Odyssée incarne l’ambivalence du retour, analyse Céline Flécheux. S’il est un moment attendu, parfois espéré, le retour constitue bien aussi souvent une épreuve. Celle des retrouvailles avec une vie banale, loin des séductions et de l’extraordinaire du voyage, soit, pour Ulysse, un retour au monde des humains, loin des rivages escarpés, des cyclopes et des nymphes.
Les Chemins de la philosophie
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“Rien ne laisse présager le succès du retour d’Ulysse, pas plus les premiers vers du poème épique que l’accueil réservé par Pénélope dans la dernière partie, écrit Céline Flécheux dans Revenir. Aussi, tout au long de l’épopée, ce retour est-il distendu, désiré tout autant que repoussé, en cours d’accomplissement mais toujours instable“. Le véritable voyage d’Ulysse, c’est celui du retour, d’un retour empêché par les dieux, qui se manifeste par une série de péripéties, puis encore une autre épreuve, celle de la reconnaissance par les siens : le chien, le porcher, la servante, son fils, sa femme, son père…
Aussi ce récit de voyage, tout entier guidé par le retour, se teinte-t-il de nostalgie. Celle-ci s’exprime notamment lorsque, pleurant dans les bras de la nymphe Calypso qui le retenait par amour depuis sept ans, Ulysse souffre de l’éloignement de sa famille. L’appel du “chez-soi” que ressent Ulysse, ce concept pour lequel les Anglais ont le mot de “home“, concurrence celui du large. Une situation qui nous laisse à penser que le désir de voyage n’existerait peut-être pas sans celui du retour.
On s’y imagine transformé par le voyage, enrichi de ses aventures et rencontres – qu’on songe au mot de l’écrivain voyageur
Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde (1963) : “On croit qu’on fait un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait“.
C’est aussi à ce moment que l’on actualise véritablement le voyage, en témoignant. Ainsi, dans l’Odyssée, c’est le héros qui narre les épreuves vécues lors de son expédition. “Il faut témoigner, il faut raconter ce qui a été vu, découvert, soulignait Céline Flécheux dans
L’Entretien littéraire de Mathias Enard. Mais ce que l’on fait de ce que l’on a entrevu, de l’horizon que l’on a ouvert, ce que l’on en fait à son retour, tout cela est très rarement déposé dans un récit“.
Les Chemins de la philosophie
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Revenir étranger
C’est que dans son malheur, Ulysse a en effet la chance de pouvoir dire ce qu’il a traversé, d’abord aux Phéaciens, puis lors de ses retrouvailles avec Pénélope, la patiente. “Un des drames des temps modernes, et on le voit dès les premières explorations, dès les premiers temps des grandes découvertes, c’est que ces grands voyageurs ne parlent pas du retour, il n’y a pas quelqu’un pour les accueillir, pour qu’il puisse déposer ces retours“, insiste la philosophe. Le moment devient un impensé du récit, voire un impensable dans le cas des retours douloureux de guerriers et des déportés, et des retours impossibles des exilés condamnés au déracinement.
Car revenir de loin, ce n’est pas forcément rentrer d’un lieu très éloigné, cela peut être revenir d’une épreuve marquante de son existence. S’ils sont moins bruyants que les romans d’aventures, c’est que ces récits de retour à la vie quotidienne ou à soi, sont souvent des écrits de lutte. Lutte contre l’oubli ou la sidération, lutte pour le retour, impossible, à la normale, dont témoigne notamment
Primo Levi, dans son rapport de l’ineffable expérience d’emprisonnement en camp de concentration. “Dans ces récits de retours de camps, de guerre, les personnages deviennent parfois muets, commentait Céline Flécheux dans
Le Book Club. Ils ne peuvent pas parler parce qu’alors ils viendraient briser, non seulement eux-mêmes, mais aussi tout le lien social, politique, affectif dans lequel on est pris dans la vie normale“. Dans l’incapacité de communiquer ce qu’ils ont vécu, d’en revenir, c’est en étrangers qu’ils sont de retour chez eux.
Soyez sympas, rentrez
Dans des cas moins dramatiques, le baroudeur de retour est devenu un étranger en sa demeure car son cœur est resté sur une île, en voyage. “C’est ce qui rend le retour plus triste qu’un départ, écrit
Paul Claudel dans Connaissance de l’Est (1900), recueil de poésies qu’il compose en Chine. Le voyageur rentre chez lui comme un hôte : il est étranger à tout, et tout lui est étrange. (…) Ce passant que vous avez accueilli, les oreilles pleines du fracas des trains et de la clameur de la mer, oscillant, comme un homme qui rêve, du profond mouvement qu’il sent encore sous ses pieds et qui va le remporter, n’est plus le même homme que vous conduisîtes au quai fatal. La séparation a eu lieu, et l’exil où il est entré le suit.“
Ils ne sont d’ailleurs pas toujours très bien reçus, ces voyageurs. Lorsque la littérature les dépeint du point de vue de ceux qui restent, c’est souvent avec ambivalence. Ils sont attendus, mais on ne sait pas accueillir ce qui a changé en eux. “Le survivant, celui qui rentre de l’exil, le nostalgique de retour… Dans de telles situations, on sous-entend que revenir est une chance, écrit Céline Flécheux. Inutile d’en discuter, il reste simplement à profiter et à reprendre le train de la vie en marche.” Comme l’écrit
Günther Anders dans ses Journaux de l’exil et du retour : “Sois heureux d’être de retour. Mais ne fais pas l’intéressant“.
De façon bien plus légère, le journaliste Matthias Debureaux s’amusait ainsi de ces “exploraseurs” qui ne voyagent que pour revenir raconter “les pays qu’ils ont faits”. Dans son livre De l’art d’ennuyer en racontant ses voyages (Cavatines, 2005), il les guide dans leur ultime récit : “Optez pour une posture qui a fait ses preuves en contant vos aventures. (…) Laissez flotter une pointe de mélancolie dans le regard comme si votre pupille avait retenu quelque chose de l’infini contemplé, et regardez fréquemment en direction de la fenêtre pour authentifier votre besoin de liberté“. Ou encore : “Constellez votre propos d’images littéraires et recyclables puis attribuez-les à Goethe. ‘C’est une ville qui porte en elle le sentiment de l’inéluctable qui attise la passion.’ ‘Sa topographie nous renvoie à notre espace intime.’ ‘Là-bas, tout fait sens.'”
Parce qu’on revient de loin
Reste que cette mise en récit du voyage est essentielle pour les voyageurs qui, s’ils ne font pas toujours grand cas du retour comme élément-phare de leur pérégrination, ne manquent de s’en servir comme d’un moment où peut se rejouer le voyage. C’est ce qu’observe notamment le sociologue
Jocelyn Lachance dans un article sur
le rapport des backpackers à la temporalité (2013). C’est là que le voyage se transforme, dans le discours, en “expérience”, que se créent un avant et un après-voyage. Ce “mythe de passage” orienterait d’ailleurs la construction du récit de voyage, écrit le sociologue. “Les épisodes de prise de risques, par exemple, semblant représenter objectivement une place minime dans le temps du voyage, prennent souvent une place centrale dans le récit des voyageurs et participent à magnifier leur parcours“.
Si la découverte de nouveaux horizons est un “moteur fictionnel inépuisable“, note Céline Flécheux, le moment du retour est celui où commence à se mettre en place et en images le récit de voyage, qui l’actualise. Qui sait, les épisodes élus seront même uniquement des aventures survenues sur le chemin du retour, comme
dans Les Voyages de Gulliver. “Chez
Swift, les retours des différents voyages, au nombre de quatre et qui scandent ainsi le texte en autant de parties, sont ces lieux du récit, en Angleterre d’où Gulliver, marin et médecin, est parti, et où se mesure à chaque fois l’écart entre Gulliver et lui-même, écrit l’angliciste Jean Viviès, dans son ouvrage
Revenir/devenir. Gulliver ou l’autre voyage (ENS éditions, 2016). Ce voyage de retour est au fond bien plus hasardeux que les tempêtes de n’importe quel récit de voyage“. On y retrouve toutes ces questions qui rendent le retour aussi passionnant que le voyage : comment s’adapte-t-on aux changements d’environnement, pourquoi retrouve-t-on les siens, est-on la même personne que celle qu’on a quittée en partant…