Leurs parents étaient des espions russes : dans le secret de famille … – Le Parisien

Le coup frappé à la porte de la maison familiale fait basculer la vie des deux frères. Tim et Alex, 20 et 16 ans, Canadiens de naissance, habitent depuis onze ans dans ce quartier pavillonnaire de Cambridge, sur la côte est des États-Unis. Ce dimanche 27 juin 2010, leurs parents, Tracey et Donald, les ont invités à déjeuner dans un restaurant indien. L’occasion de fêter l’anniversaire de l’aîné, et le retour au bercail du plus jeune, après six mois d’échange scolaire à Singapour.
Une fois rentrée à la maison, la famille se prépare à une après-midi calme quand un groupe d’intervention armé déboule en hurlant « FBI » ! Les forces de l’ordre passent les menottes aux poignets de Tracey et Donald. Ces derniers n’opposent aucune résistance et sont embarqués séparément dans des voitures noires. Un agent fédéral, resté sur place, explique aux jeunes hommes que leurs parents sont soupçonnés d’être des espions à la solde d’un gouvernement étranger.
Emmenés par le FBI dans une chambre d’hôtel à proximité, les garçons sont abasourdis. C’est forcément une erreur, ou un coup monté. Le lendemain, l’aîné, un blond à la sage coupe au bol, se faufile dans une bibliothèque publique pour consulter la presse en ligne. L’information est partout. Dix espions russes ont été arrêtés lors d’un coup de filet national. Parmi eux, ce couple d’Américains moyens à l’allure passe-partout : Donald Heathfield, 49 ans, et Tracey Foley, 47 ans.
Derrière le costume sombre et le carré sobre se cachent en réalité Andreï Bezrukov et Elena Vavilova. Ils se sont connus au début des années 1980, à l’université de Tomsk, en Sibérie, avant d’être recrutés en couple pour faire partie d’un programme du KGB baptisé « Les Illégaux ». Pendant la guerre froide, le service de renseignement de l’URSS aurait ainsi formé et implanté aux États-Unis des « agents dormants », dépouillés de tout lien avec leur patrie d’origine grâce à la construction d’une « légende », une couverture élaborée pendant de nombreuses années.
La nouvelle vie d’Andreï Bezrukov et Elena Vavilova commence à la fin des années 1980. Pas encore trentenaires, ils s’installent, séparément, au Canada, en volant l’identité de deux enfants morts en bas âge. Bien qu’ils se soient mariés en Union soviétique, le couple va jusqu’à affabuler sa rencontre dans un parc de Vancouver, puis les premiers rendez-vous amoureux, avant de convoler en justes noces. Sans plus jamais échanger un mot en russe.
Les infiltrés s’intègrent doucement dans le monde occidental, passent des diplômes – économie internationale pour lui, marketing pour elle –, avant d’entamer leur carrière professionnelle. Leurs enfants naissent à Toronto en 1990 et 1994. Les services secrets soviétiques ont accepté cet écart au protocole, qui apporte de l’authenticité à leur couverture. Donald Heathfield s’inspire de sa paternité pour créer un service de livraison de couches à domicile, dont il fait la promotion, posant en photo dans le journal local, le « Toronto Star ».
Une vie normale, loin de l’intensité de celle d’un James Bond. Pendant qu’ils se construisent une réputation modèle, l’empire soviétique s’effondre. En 1991, la guerre froide est finie. Le KGB éclate. Le nouveau Service central de renseignement réduit les budgets, et ne rapatrie pas ses agents cachés. Reçoivent-ils encore des ordres ? Mystère. Mais les espions ne dorment jamais complètement.
Le père côtoie la future élite du business et de la politique
En 1995, la famille déménage à Paris, dans un appartement de la rue Saint-Saëns (15e), près de la tour Eiffel. Donald Heathfield s’inscrit en master à l’école des Ponts et Chaussées et se spécialise dans le business international. Le couple vit quelques années « à l’européenne », avant de s’envoler, en 1999, vers les États-Unis – le graal des « Illégaux ». Un départ qui coïncide avec l’arrivée de Vladimir Poutine, ancien agent du KGB, à la présidence de la Russie.
PODCAST. Vladimir Poutine : de l’espion du KGB au président tsar
Les globe-trotteurs s’installent donc à Cambridge, près de Boston, dans le Massachusetts. Les enfants sont scolarisés dans une école privée franco-américaine. C’est leur petite originalité dans le quartier : ils sont attachés à la langue de Molière, qu’ils parlent entre eux, à la maison. Le père intègre la prestigieuse école d’administration publique de l’université Harvard, où il côtoie la future élite du business et de la politique.
Un quotidien « ennuyeux et banal », d’après le fils cadet
Son diplôme lui permet d’être ensuite embauché comme consultant en affaires internationales dans une entreprise privée. Il voyage régulièrement. La mère s’occupe de la maison et des enfants, avant de devenir agent immobilier. Un quotidien « ennuyeux et banal », décrira plus tard le fils cadet, qui trouvait que les parents de ses amis semblaient mener des vies « beaucoup plus excitantes et réussies ».
Leur « légende » aura tenu plus de vingt ans. Le 27 juin 2010, le FBI démantèle le réseau d’espions qu’il surveillait depuis une dizaine d’années. Leur informateur, le colonel Aleksandr Poteyev, haut gradé du Service des renseignements extérieurs, vient de fuir la Russie, persuadé d’avoir été repéré, et les Américains ne veulent pas risquer de perdre la trace des « Illégaux ». Seulement deux semaines après leur arrestation, Andreï Bezrukov et Elena Vavilova plaident coupables et reconnaissent leur citoyenneté russe.
Comme les huit autres taupes débusquées, ils sont intégrés à un échange diplomatique entre les États-Unis et la Russie. Le 9 juillet, un avion américain se pose sur le tarmac de l’aéroport de Vienne, en Autriche. Dix agents « Illégaux », contre quatre Russes condamnés et détenus par leur pays pour avoir collaboré avec l’Amérique ou le Royaume-Uni.
C’est le plus gros échange d’espions depuis la fin de la guerre froide. Quelques heures plus tard, les anciens exilés débarquent à Moscou, toujours affublés de leur combinaison orange de prisonniers. Ils sont accueillis en héros, reçus par Poutine et décorés de l’ordre du Mérite pour la Patrie.
Les enfants, eux, ont rejoint Moscou quelques jours auparavant. « Allez en Russie », leur a intimé leur mère, lors d’une entrevue en prison. Tim et Alex ne posent aucune question sur ce qui est reproché à leurs parents. Cet ordre parle de lui-même. Lorsqu’ils foulent pour la première fois le sol russe, les frères sont accueillis par de mystérieux « collègues » de leurs parents. Ils rencontrent une grand-mère, un oncle, un cousin. Des inconnus, qui parlent une langue qui leur est totalement étrangère.
Alex se bat pour retrouver la nationalité canadienne
Ils sont perdus. « Une crise d’identité typique pour un lycéen, n’est-ce pas ? » ironise Alex dans les colonnes du journal « The Guardian », en mai 2016. À 21 ans, il raconte son histoire pour la première fois à un reporter venu le rencontrer en Russie. Le cadet a choisi de témoigner afin de faire avancer la bataille juridique qu’il mène depuis six ans pour retrouver la nationalité canadienne, dont il a été déchu, comme son frère, par décision de justice.
La Russie, elle, les a bien accueillis. Depuis décembre 2010, leurs passeports et leurs noms sont russes. Dorénavant, ils sont Timofei et Alexander Vavilov. Pendant longtemps, ce dernier s’est demandé s’il détestait son père et sa mère, ou s’il se sentait trahi, confie-t-il au quotidien britannique. Il a finalement jugé que ses géniteurs les ont élevés avec amour, malgré leur secret.
En revanche, les frères ne veulent pas être punis pour le choix de leurs parents. « Nous nous sentons canadiens », plaident les deux déracinés auprès du tribunal de Toronto. Au Canada, les enfants nés sur le sol obtiennent automatiquement la nationalité, sauf pour les descendants de diplomates. Mais que faire de ces rejetons d’espions ?
Leur histoire a inspiré la série « The Americans »
D’autant que leur dossier est plombé par une information venant du FBI. Un agent affirme avoir surpris une conversation, lors de la surveillance de la maison. Selon lui, les parents auraient dévoilé leur identité à leur aîné bien avant l’arrestation. La Cour suprême du Canada donnera finalement raison aux garçons, en décembre 2019. « Soulagé », Alex souhaite vivre dans son pays natal mais serait, aux dernières nouvelles, en Europe. Tim travaillerait dans la finance en Asie.
Si cette histoire ahurissante rappelle la série « The Americans », ce n’est pas un hasard. Son créateur, Joe Weisberg, ancien collaborateur de la CIA, s’est librement inspiré de cette affaire pour en écrire le scénario. Comme de nombreux fans, Andreï Bezrukov et Elena Vavilova ont suivi, depuis leur canapé, à Moscou, le feuilleton diffusé entre 2013 et 2018.
« Exception faite des meurtres, des déguisements et du sexe, la série illustre bien la complexité de notre travail », a commenté, auprès de la presse russe, la colonelle à la retraite. Elle-même a publié, en 2019, un roman d’espionnage, « La femme qui savait garder des secrets ». Impossible d’écrire une vraie autobiographie. Les détails de leurs missions passées doivent rester confidentiels.
De plus, les officiels américains ont fait signer une étonnante clause aux agents démasqués : tous les revenus qu’ils pourraient tirer de livres ou adaptations à l’écran de leur histoire devront être versés au département du Trésor des États-Unis. De quoi museler ces patriotes russes, qui n’ont aucune envie d’enrichir ceux qu’ils ont défiés.
S’ils ne se livrent à aucune confidence, ils ne se privent pas de s’afficher. À leur retour, en 2010, Vladimir Poutine leur avait promis un « avenir brillant ». Ainsi, Andreï Bezrukov devient conseiller du président du groupe pétrolier Rosneft et professeur à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou.
Sur LinkedIn, les ex-espions mélangent ouvertement leurs vies russe et nord-américaine, diplômes et postes inclus. Andreï Bezrukov s’identifie aussi en tant que Donald Heathfield. Elena Vavilova se présente comme « personnalité publique », et a choisi une image de la série « The Americans » en ouverture de sa page de profil. Les anciens agents secrets n’ont pas renoncé à leur double identité.