Énigmes, simulacres et méditations : de Truffaut à Jane Campion … – Télérama.fr

LE CLIN D’ŒIL DE PIERRE MURAT – “La Bête dans la jungle”, en salles, est une libre adaptation d’une célèbre nouvelle du romancier. Qui a souvent inspiré les cinéastes dans l’exploration de leurs fantasmes.
Anaïs Demoustier dans « La Bête dans la jungle », de Patric Chiha. Photo Anna Falguères
Publié le 19 août 2023 à 17h00
C‘est la nouvelle la plus célèbre du romancier Henry James (1843-1916). L’histoire d’un homme persuadé qu’un événement, mystérieux et angoissant, le guette, « telle une bête fauve tapie dans la jungle ». Bientôt, très bientôt – il le sait, il le sent –, « la chose » surgira dans sa vie et l’emportera. Alors, il s’y prépare. Il attend. Tout comme celle qui a accepté de partager son rêve…
On a joué La Bête dans la jungle au théâtre (dans une mise en scène d’Alfredo Arias avec Delphine Seyrig et Sami Frey, en 1981, une autre de Jacques Lassalle avec Fanny Ardant et Gérard Depardieu, en 2004). C’est devenu un téléfilm de Benoit Jacquot et un opéra d’Arnaud Petit. Lors de la prochaine Mostra de Venise, du 30 août au 9 septembre, on découvrira une nouvelle variation, signée Bertrand Bonello.
La superbe idée de Patric Chiha dans son adaptation (en salles depuis le 16 août) est d’avoir transposé l’univers semi-fantastique de Henry James dans un lieu clos à la fois fascinant et terrible : la boîte de nuit, dirigée par une grande prêtresse, nommée La Physionomiste (Béatrice Dalle), qui devient notre guide dans cette histoire. Une go-between. Le Destin, peut-être.
May (Anaïs Demoustier) et John (Tom Mercier) s’y retrouvent à la fin des années 1970. Et c’est là qu’isolés au milieu des fêtards ils guettent inlassablement un signe de « la Bête ». Le temps passe, l’Histoire est en marche – l’élection en France d’un président socialiste, en 1981, la chute du mur de Berlin, en 1989, les tours jumelles de New York qui explosent en 2001 – et, sur la piste de la boîte de nuit, ondulants et gracieux, seuls ou à deux, comme en transe, des jeunes gens dansent. Le cinéaste les filme comme une sorte de chœur antique : les figurants d’une cérémonie secrète, lancinante et infinie. Au gré des ans, ils changent de look, de rythme, mais, comme John et May, ils semblent, tous, en attente d’eux-mêmes.
Peut-être parce qu’il leur fournit, souvent, un extraordinaire terrain de jeux pour leurs propres fantasmes, Henry James a beaucoup inspiré les grands cinéastes. En voici des preuves.
William Wyler, pour “L’Héritière” (1949)

Olivia de Havilland et Montgomery Clift dans « L’Héritière ». Paramount
C’est l’un des premiers romans d’un Henry James encore très influencé par Balzac. Comme Eugénie Grandet, en effet, l’héroïne de Washington Square vit sous la coupe de son père, un homme riche et sec qui l’humilie pour son insignifiance. C’est alors qu’un beau séducteur surgit… Un peu oublié aujourd’hui (il a pourtant tourné Les Hauts de Hurlevent, Les Plus Belles Années de notre vie, Vacances romaines et L’Obsédé), William Wyler parsème ses décors de miroirs laissant entrevoir – comme chez le romancier – ce que les personnages pensent dès qu’ils se croient à l’abri du regard des autres. Et surtout ce qu’ils n’osent se révéler à eux-mêmes. Plus qu’Olivia de Havilland, oscarisée, c’est Montgomery Clift qui intéresse le cinéaste. Sans doute parce qu’en bon héros de Henry James, le personnage est constamment éparpillé. Inexpliqué. Opaque. Wyler exige, donc, de Clift qu’il reste une constante énigme, tant pour l’héroïne que pour le spectateur. Et l’acteur y parvient…
François Truffaut, pour “La Chambre verte” (1978)

Nathalie Baye et François Truffaut dans « La Chambre verte ». Films du Carrosse
Peu de points communs entre James le désincarné et Truffaut le charnel. Sinon cette nouvelle, L’Autel des morts, qu’avec l’aide du scénariste Jean Gruault le cinéaste transpose en 1928. Telles des ombres en manque de mémoire, les disparus de la Grande Guerre semblent accompagner Julien Davenne (que Truffaut interprète lui-même) dans sa quête : maintenir les morts en vie. Il ne s’agit pas, pour le héros, d’attendre ces trépassés dans un paradis promis par la foi : la religion, très peu pour lui. Dans la chapelle qu’il a restaurée et où il s’adonne à leur culte, il veut ses morts avec lui. En lui. Pour lui. Et tant pis si cette dévotion obsessionnelle l’éloigne de Cecilia (Nathalie Baye) qui, par affection, partage sa passion (leur lien évoque, évidemment, celui qui unit le couple de La Bête dans la jungle). L’un des films les plus méconnus de Truffaut (avec Les Deux Anglaises et le Continent) est une méditation quasi hypnotique sur le temps, que l’on se doit de retenir à n’importe quel prix. Et par n’importe quel moyen : pour Truffaut, cela aura été, de toute évidence, le cinéma.
Jack Clayton, pour “Les Innocents” (1961)

Deborah Kerr dans « Les Innocents ». Achilles/20th Century Fox
Le Tour d’écrou, paru en 1898, est sans doute l’œuvre la plus terrifiante de Henry James, non pas pour ce qu’elle dit, mais pour ce qu’elle tait. Que s’est-il vraiment passé avant l’arrivée, dans la grande propriété isolée, de la nouvelle gouvernante, chargée d’éduquer les deux orphelins qui y vivent ? Comment sont morts celle qui l’a précédée et le valet qu’elle avait pris pour amant ? Pourquoi parle-t-on de ce Peter Quint comme d’un « vil domestique » ? Pourquoi s’isolait-il souvent avec le jeune Miles, alors âgé de 8 ans ? Pourquoi Miles a-t-il été renvoyé de son collège ? L’adulte et l’enfant se voient-ils toujours à travers l’espace et le temps ? À moins que leur emprise mutuelle ne soit due qu’à l’imagination morbide d’une jeune femme déséquilibrée… James voyait dans son roman une métaphore de la littérature, censée tisser entre le lecteur et lui les « fils d’une tapisserie mentale ». Tout ce que le cinéma a, trop souvent, du mal à exprimer, Jack Clayton y parvient – presque ! – dans Les Innocents. Surtout grâce à Truman Capote, auteur d’une adaptation extrêmement ambiguë ; à Freddie Francis, qui crée un superbe monde en noir et blanc ; et à Deborah Kerr, étrange protectrice-prédatrice.
Peter Bogdanovich, pour “Daisy Miller” (1974)

Cybill Shepherd et Barry Brown dans « Daisy Miller ». Paramount Pictures Corporation
On retrouve dans ce court roman l’un des thèmes de prédilection de l’écrivain : la certitude que tout, entre le Nouveau Monde et la vieille Europe, ne peut être que simulacre et incompréhension. Pour lui, Américains et Européens ne peuvent s’entendre que sur un malentendu qui, lorsqu’il se dissipe, les rend particulièrement cruels… Plus subtile encore et plus vicieuse, la mésentente ici naît entre Américains eux-mêmes : ceux qui, comme le héros, ont trop vécu en Allemagne et en Suisse pour n’être pas « contaminés » par la douceur d’y vivre. Et ceux qui, à l’image de l’héroïne – une Bostonienne pur jus ! –, restent à jamais spontanés, directs et, donc, inconvenants… Peter Bogdanovich fait de Daisy Miller (récemment réédité en DVD par Carlotta Films) un marivaudage brillant et sombre : déconsidérée par ses compatriotes « européanisés », l’héroïne (Cybill Shepherd) finit par mourir. Et trop tard – comme le personnage de La Bête dans la jungle – Frederick (Barry Brown) prend conscience qu’il sera passé à côté de la vie… Réplique géniale de la vieille parente du héros, exaspérée par la vulgarité de la vieille Europe : « Ah, si ces Italiens consentaient à mettre un peu moins d’ail dans leur musique. »
Jane Campion, pour “Portrait de femme” (1996)

Nicole Kidman dans « Portrait de femme ». Propaganda Films
Rejet total à la sortie. C’est qu’après La Leçon de piano (1993) on attend de Jane Campion un pamphlet féministe. Or, très subtilement, elle reste fidèle à Henry James qui avouait avoir laissé son héroïne « en l’air », sans l’avoir « conduite au bout de la situation ». Dès le début du film, la cinéaste accole le visage d’Isabel Archer (Nicole Kidman) à ceux de jeunes femmes d’aujourd’hui. Rien n’a changé, en fait, depuis le XIXe siècle : on se bat toujours pour devenir soi. Et c’est ainsi que Jane Campion peint son héroïne : constamment entre fulgurance et dépendance. Victime, certes, du patriarcat, mais surtout du mal à l’état pur – métaphysique, presque dostoïevskien – que reflètent l’homme qu’elle épouse (John Malkovich) et son âme damnée (Barbara Hershey). Et puisque, selon le romancier, « on ne sait le tout de rien », la réalisatrice saisit, dans ce film magnifique, le périple d’un être qui se veut et devient libre. De tout faire. Même de se tromper.
r La Bête dans la jungle, de Patric Chiha (France, 1h43). En salles.