Le 57e Salon de Montrouge fait sa mue – Les Inrockuptibles

L’art, c’est aussi un travail, une politique, des manières de s’assembler. À plus forte raison, lorsqu’il s’agit de cette création que l’on dit émergente. Pour le Salon, habituel “tremplin”, l’édition 2023 revoit ses bases matérielles. Et donne à voir des créateur·ices qui pensent stratégies de (sur)vie plutôt que filiations artistiques.
Le Salon de Montrouge est quelque chose comme un rituel de passage. D’ailleurs, les expressions consacrées ne manquent pas : on parlera, spontanément, de tremplin, de rampe de lancement. Toute une litanie de tournures consacrées donc, qui se profilent au moment d’aborder le rendez-vous artistique, qui, depuis soixante-sept ans déjà, et tout autant d’éditions, constitue l’un des rendez-vous prisés de la jeune création.
La forme adaptée
Sauf que cette année, précisément, le salon fait peau neuve. Certes, depuis plusieurs années, les évolutions successives ont tenté de refléter un monde qui change, et de s’en faire la caisse de résonance, également de manière structurelle, organisationnelle – et pas seulement comme le sujet ou la matière des diverses œuvres exposées.
Il semblait en effet compliqué d’exposer des artistes émergent·es, que l’on suppose, selon les expressions consacrées ici aussi, à l’écoute des mouvements du monde, sans réfléchir également à la manière de les sélectionner, de les exposer, de les primer ou non, de mettre en jeu des normes et des critères. Et pour le dire en un mot, de quelle manière les faire travailler. La suppression préalable de la limite d’âge ou de la formation étant déjà actée, l’édition 2023 prolonge l’opération de réforme.
Cela concerne, de la part du commissariat du salon, assuré depuis l’an passé par Work Method (Guillaume Désanges et Coline Davenne), une sélection resserrée (36 artistes, 2 artistes invité·es et un collectif), la suppression de la remise des prix, et surtout peut-être, la revalorisation de la rémunération versée à chaque artiste participant·e (s’élevant à 1000 euros).
Prendre les cimaises comme les murs
Ces précisions donnent le ton du point de vue d’un monde de l’art conçu de plus en plus comme un environnement de travail, où la professionnalisation et la précarité sont une constante toile de fond aux discussions qui également infusent les pratiques. Elles importent cependant aussi en ce qui concerne une appréhension davantage esthétique du 67e Salon de Montrouge.
Au sein de l’espace du lieu historique du Beffroi de Montrouge, dans une scénographie ouverte, les œuvres sont réparties par affinités formelles. Il n’y a plus de stands rigides sur un format de foire, ni même de parties réservées à un ensemble d’œuvres d’un·e même artiste qui ne pourrait également se retrouver ailleurs.
Surtout, tout se passe ici comme si les stratégies, qu’elles soient émancipatrices, palliatives, militantes, réparatrices ou tout autre chose, auraient remplacé les anciennes divisions par médiums ou même par traditions ou filiations artistiques sur le retour. L’engagement avec les forces en présence dans la société immédiate sont certes filtrées, distillées, diffractées : le coefficient d’art s’y situe.
Mais elles demeurent néanmoins détachées d’un ancrage qui aurait d’abord en ligne de mire l’histoire de l’art canonique. Au contraire, les îlots stratégiques se lisent alors comme dévolus, notamment, aux pratiques vernaculaires des savoir-faire mineurs comme le textile ; aux contre-cultures des communs issues de l’univers digital ; aux collectifs para-institutionnels formant leurs propres institutions ; aux typographies militantes comme une manière d’attaquer l’idiome majoritaire.
Les voies de l’autodétermination : mobilité, furtivité, liquidité
Parmi les artistes venant illustrer une ou plusieurs de ces stratégies, et surtout s’allier avec d’autres, l’un des exemples les plus prégnants de l’atmosphère générale du salon serait peut-être l’inclusion du collectif B93. Le projet de lieu artistique à Drancy et communauté polycéphale par et pour le territoire du Grand Paris, dont nous relations l’expulsion, réinvente ici les manières de prendre l’espace furtivement : par une salle dévolue, composée d’archives, d’œuvres et d’une mise en récit par Mawena Yehouessi.
C’est encore cette autre pratique s’étant posée ici, sur une cimaise de Montrouge, mais qui aurait tout aussi bien pu s’en aller tapisser un autre mur, puis encore une autre surface. Flo*Souad Benaddi · FSB Press présente une installation aux dimensions variables, comme autrefois la Boîte-en-valise d’un Marcel Duchamp. Sauf qu’ici, il s’agit d’un ensemble de sérigraphies, affiches fluo et éditions, qui réinvestissent l’histoire visuelle de différents groupes militants lesbiens des années 1970.
Il faudrait également faire un sort à l’installation de Russell Perkins, mêlant panneaux et installation sonore. Là où l’on pourrait croire à une filiation avec l’histoire d’un art minimal ou de l’esthétique de l’administration, les grands panneaux en noir et blanc révèlent, par leurs bribes bégayées de texte, la partition absurdement dématérialisée que rejouent les marchés financiers à l’ère du néolibéralisme planétaire, sans dehors ni zones d’ombres.
Enfin, Anne Swaenepoël pourrait tout autant être perçue comme perpétuant cette recherche d’une autonomie comme autodétermination corporelle, subjective, collective et mémorielle, qui semble tracer l’un des fils rouges de cette édition. Dans le cas de l’ensemble d’œuvres qu’elle présente, des vidéos et dessins ASCII, les langages se mêlent aussi dans une filiation transhistorique : non articulés, ce sont malgré tout ceux qui déterminent nos structures affectives de communication, car il s’agit du code de nos outils numériques.
Des années 1960 à l’intelligence artificielle, ces différentes ères techniques fusionnent pour ramener à leur statut d’outil ces systèmes transcendants. Si l’artiste dit vouloir réaliser des fils sans caméra ni appareils photo, il s’agit bel et bien de naviguer léger·ères. Une écologie numérique est à l’œuvre, qui reconstruit les récits de vidéo abordant la catégorisation algorithmique de toute chose. Manière de remettre en accès libre les protocoles encodés, qui autrement se donnent comme innés.
67e Salon de Montrouge, jusqu’au 29 octobre au Beffroi de Montrouge