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L’Afghanistan sous régime taliban: «Un pays exsangue, cauchemar … – RFI


Le 15 août 2021, les talibans reprenaient le pouvoir en Afghanistan, après deux décennies d’intervention américaine. Depuis leur chute en 2001, ils ont réussi à reconstruire leurs forces et à consolider leur influence dans les zones rurales du pays. Aujourd’hui, le monde entier assiste aux actions de ce régime islamique brutal. Des actions qui soulèvent de nombreuses interrogations quant à la stabilité de la région, la question des droits de l’homme et des libertés fondamentales – et qui plongent le pays dans une des pires crises humanitaires mondiales. Comment en est-on arrivé là ? Jean-Charles Jauffret, professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences Po Aix, spécialiste de l’Afghanistan, répond aux questions de RFI.

RFI : Quelle est l’origine du mouvement taliban et dans quel contexte historique et politique a-t-il pris le pouvoir en 1996 ?

Jean-Charles Jauffret : Ce mouvement est le pire de ce que l’islamisme intégriste le plus abscons peut produire, puisque qu’il tient d’un mélange de deux extrémismes. Le premier est le wahabisme avec tous ses interdits, importé dans la région depuis l’Arabie saoudite à partir du XIXe siècle ; et l’autre est un mouvement propre au Pakistan Nord qu’on appelle le mouvement Deobandi, qui est un retour absolu sur le fondamentalisme le plus étriqué de ce que l’islam peut représenter, en oubliant l’universalisme et la civilisation de cette religion. C’est ce qui explique que dès l’origine, ce mouvement est totalement antiféministe.

Ce mouvement religieux à base d’ethnie pachtoune devient politique à la faveur de la guerre civile, à partir de 1992. Derrière, il y a le Pakistan qui a bien compris que cette ethnie, qui représente près de 40% de la population afghane, ne supporte pas d’avoir été coupée en deux au moment du partage de la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan par les Britanniques en 1893. Elle a donc eu tendance à se tourner vers ces valeurs traditionnelles. Avec la justice de la charia, les talibans s’opposent à d’autres mouvements et on se bat à Kaboul entre chefs de guerre, y compris avec le commandant Massoud. Il y a donc là un terreau qui leur a permis de faire florès pendant la guerre civile de 1992 à 1996.

Il faut savoir qu’à partir de 1973, l’Afghanistan commence à se vider de sa population. Entre le début de la guerre civile en 1974 et le départ des Soviétiques en 1989, cinq millions d’Afghans ont quitté le pays. La plupart sont allés au Pakistan et 900 000 en Iran. Pendant la guerre contre les Soviétiques, sur une population réduite à 14 ou 15 millions d’habitants, il y a eu – on a à peu près le même chiffre à la reprise du pouvoir des talibans en 2021 – un million de personnes déplacées en Afghanistan. S’y ajoute plus d’un million de morts, 700 000 mutilés par les mines soviétiques antipersonnel, amputés souvent d’une jambe ou d’un pied. Ainsi, 90% du pays est alors contrôlé par acquiescement, par lassitude de la guerre.

Les événements vont se précipiter en 1996 grâce au soutien inconditionnel du service de renseignement pakistanais, l’Inter-Services Intelligence (ISI), qui rêve de faire de l’Afghanistan un pays vassal. Et c’est par la mésentente entre les différentes composantes de l’Alliance du Nord, dont faisait partie le commandant Massoud entre autres, que les talibans prennent Kaboul par la terreur, le 27 septembre 1996, et fondent l’Émirat islamique d’Afghanistan qui n’est reconnu que par trois pays : le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Ce mouvement a la particularité d’accepter sur son sol des groupes terroristes qui veulent recréer à l’échelle mondiale une sorte de califat, alors qu’il est lui-même très casanier, il ne s’exporte pas au-delà du Pakistan, en Ouzbékistan ou au Tadjikistan à la fin des années 2010. Il est centré sur l’ethnie pachtoune qui est incapable de se penser en nation multiculturelle, puisque l’Afghanistan est un patchwork de différents peuples, y compris de deux grandes tendances de l’islam, les sunnites et les chiites qu’incarnent les Hazara. C’est ce qui explique pourquoi la guerre civile va continuer avec ce qu’il reste de l’Alliance du Nord dans la vallée du Panshir jusqu’à l’assassinat du commandant Massoud le 9 septembre 2001. Et comme les talibans abritent sur leur sol al-Qaïda, deux jours plus tard, c’est l’attaque des tours jumelles à New York, le 11 septembre 2001.

Et le début de l’intervention américaine, suivie de vingt ans de guerre…

Je dirais que c’est une sorte de descente aux enfers, une succession d’erreurs colossales. Les talibans avaient reçu un ultimatum, le 13 septembre 2001, pour qu’on leur livre Ben Laden. Évidemment, ils n’ont pas donné suite. Si bien que le 7 octobre 2001, les États-Unis vont entrer dans le pays par effraction en déclenchant l’opération Enduring Freedom qui veut dire « Liberté immuable ».

C’est la première fois dans l’histoire des hommes qu’une grande puissance déclare la guerre à un homme, Ben Laden, et à une organisation terroriste, al-Qaïda. La première erreur est l’illégitimité de la guerre dès l’origine, puisque les Américains ne reconnaissent pas le régime des talibans, ils ne leurs déclarent pas la guerre, mais ils vont occuper le pays. De plus, les États-Unis nient l’existence d’un État que d’autres puissances comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou le Pakistan avaient auparavant reconnu. L’erreur est donc aussi diplomatique.

Seconde erreur : les États-Unis interviennent en fonction d’une aberration juridique qui n’a pas valeur, puisqu’ils invoquent l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (Otan) qui explique que tout pays attaqué peut se défendre, c’est de la légitime défense. Mais l’article 5 ne s’applique que pour l’Atlantique Nord, les États-Unis, le Canada et l’Europe. Il ne concerne pas l’Afghanistan.

En même temps, l’ONU a bien du mal à suivre, parce que les pays membres sont mis devant la menace imminente de l’intervention américaine trois jours avant le 7 octobre. Le 4 octobre 2001, le Conseil de sécurité adopte la résolution 1378 qui condamne le régime des talibans pour abriter une organisation terroriste. Mais aucune mesure n’est prise contre eux, puisqu’il n’y a pas de déclaration de guerre. Si bien que les États-Unis interviennent seuls, entraînant quelques alliés de l’Otan. Et sous couvert de cette résolution 1378, on crée la FIAS, la Force internationale d’assistance et de sécurité.

Il ne s’agit pas seulement d’éliminer les « méchants », mais de promouvoir la sécurité autour de ce concept américain qu’on appelle « Nation Building » (« Édification de la nation ») qui a déjà échoué au Vietnam. On envoie une armée suréquipée pour construire une nation sur le modèle occidental en niant totalement les traditions locales d’un pays très complexe comme l’Afghanistan. On est donc parti sur de très mauvaises bases.

Pendant l’invasion américaine en Irak en 2003, l’autre énorme erreur a été de faire appel aux seigneurs de guerre, des bandits professionnels comme le général Dostom pour prendre en charge la redistribution de l’aide internationale et la sécurité. Ainsi, une grande partie des millions de dollars envoyés en Afghanistan est partie dans la nature. On a, certes, fait de gros efforts en construisant des routes, quelques lycées et des centrales électriques, mais on aurait pu faire deux fois plus en tenant le terrain et en faisant confiance aux Afghans et non pas aux chefs de guerre. Mais on n’a pas su le faire. 

Et dès lors que Ben Laden est tué par les services spéciaux des Navy Seals, le 2 mai 2011, la guerre américaine perd de sa légitimité. À partir de ce moment-là, le soutien du président Obama devient de plus en plus ténu et son successeur Donald Trump ne trouvera absolument aucune explication pour prolonger la présence américaine dans le pays même si, dans un premier temps, il envoie quelques renforts. Si bien que cette guerre, qui devient trop coûteuse, devient aussi aberrante pour les troupes qui l’occupent.

Comment le mouvement taliban a-t-il survécu après sa chute en 2001 et quels sont les facteurs qui lui ont permis de se reconstruire ?

Les talibans ont essayé de se battre contre les Américains avec le matériel laissé par les Soviétiques et Najibullah, mais ils ont été écrasés. Ils vont alors se réfugier de l’autre côté de la frontière avec le Pakistan où ils sont accueillis à bras ouverts par leurs frères. Pendant au moins deux ans, un certain nombre de milliers de talibans vont se réentraîner et se rééquiper en attendant que les choses se passent.  

En 2003, ils vont profiter de l’invasion de l’Irak par les Américains, puisque tous les efforts de reconstruction sont mis entre parenthèses et qu’on cesse de tenir une partie du terrain qu’on a pu contrôler depuis 2001.

Il y a un autre événement lié aux conflits avec les chefs de guerre, notamment avec le général Dostom qui, en tuant un grand nombre de talibans ou supposés comme tels en les enfermant dans des conteneurs exposés en plein soleil dans la zone nord, a donné aux talibans leurs premiers martyrs.

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Équipés par le Pakistan, alors que ça commence à bouger dans le Pachtounistan, autour de Kandahar et d’autres lieux, les talibans vont se servir des énormités commises essentiellement par les Américains.

La première est l’ouverture en 2002 du camp de Guantanamo avec ses supplices et humiliations très médiatisés. Puis l’ouverture en toute illégalité d’autres prisons comme celle de Bagram au nord de Kaboul, ou l’envoi de prisonniers afghans à la prison d’Abou Ghraib en Irak. Dans ces prisons, les atteintes à l’islam sont telles que cela explique pourquoi les talibans y trouvent une certaine légitimité dans le monde musulman : les Américains ont été les premiers sergents recruteurs des talibans.

Autre énormité : les dommages collatéraux par bombardements aériens ou par drones commis par les Américains – et il n’y a pas qu’eux, je pense notamment au désastre commis par l’aviation allemande. Quand des soldats, devant un écran en Floride, appuient sur un joy-stick pour éliminer un « bad guy » (« méchant ») alors qu’il est en train de marier sa fille dans une zone reculée d’Afghanistan, et que la bombe est à l’origine de 30, 40, 80 blessés ou tués, que se passe-t-il si vous êtes l’oncle ou le cousin ? Vous n’avez qu’une envie, c’est de prendre les armes. Voilà pourquoi les talibans n’ont cessé de progresser.

Comment se finançaient-ils ?

L’arme des talibans, c’est la drogue. La province de Kandahar et la région du Hilmand sont les deux plus grandes provinces productrices d’opium qui est transformé en toutes sortes d’autres opiacés, morphine base, etc. On sait, par exemple, que s’il y a un convoi de drogue qui partait de Kandahar à destination du nord tout en évitant Kaboul, la FIAS décidait alors d’envoyer une force de l’Armée nationale afghane pour les arrêter. Mais le colonel commandant ce détachement et le chef taliban vont, parfois, s’entendre sur une commission et le convoi passe. Ce processus continue comme ça avec les autres chefs de guerre jusqu’à atteindre la frontière ouest en direction de l’Iran – un Iranien sur dix était intoxiqué par la drogue afghane – ou vers l’autre grand marché qu’est la Fédération de Russie. Tous les ans, il y avait, en Fédération de Russie, autant de morts par overdose de drogue afghane que de morts soviétiques pendant les dix ans où ils ont été présents en Afghanistan, c’est-à-dire environ 30 000 jeunes Russes. Ça donne à peu près l’origine du nerf de la guerre. Plus le soutien du Pakistan.

Quel était l’intérêt du Pakistan de soutenir les talibans ?

La position du Pakistan est très complexe. Les Pakistanais ont toujours considéré que l’Afghanistan faisait partie de leur zone d’influence. Ils ne toléraient pas que les Indiens s’intéressent pendant les années 2010 à des compagnies d’hélicoptères à Kaboul. Ils regardaient aussi d’un œil un peu suspicieux les Chinois qui comptaient exploiter la deuxième mine de cuivre du monde. Ils comptaient se réserver ce fabuleux pactole que sont les terres rares, puisque l’Afghanistan est une immense réserve minière qui n’est pas encore exploitée, ou si peu.

Au début, les Pakistanais ont très fortement soutenu les talibans. Mais ils se sont rendu compte qu’il y avait, le long de la frontière, un élément incontrôlable qui menaçait la route entre Kaboul et Islamabad, artère vitale, par la passe de Khyber : un nouveau groupe terroriste indépendant, Daech. Les talibans, en retrouvant la maîtrise du pays, ont eu une propension à ne pas reconnaître « qui t’a fait roi ». À l’heure où je vous parle, le Pakistan est de plus en plus suspicieux envers les anciens amis pachtounes, puisqu’eux-mêmes ne sont pas capables de maîtriser Daech. Islamabad est donc en train de revoir sa position en militarisant sa frontière avec l’Afghanistan, comme l’a fait l’Iran en 2022.

 

Des dirigeants talibans assistent à une cérémonie marquant le 10e anniversaire de la mort du mollah Mohammad Omar, le fondateur des talibans, à Kaboul, en Afghanistan, le 11 mai 2023. © Ebrahim Noroozi / AP Photo

 

Comment les talibans ont-ils pu reprendre le pouvoir aussi facilement en août 2021, après seulement trois mois d’offensive ?

L’une des explications est cette suspicion entre les membres de la FIAS – qui ne concernait pas les Français, je le précise, mais surtout les Américains. J’ai été le seul historien à développer ce fléau qu’on appelle « vert contre bleu ». Je ne suis sûr que des chiffres pour l’année 2012 : 52 soldats de l’Otan, essentiellement américains, sont assassinés par les Afghans qu’ils ont formés sous l’uniforme en se faisant sauter avec des ceintures ou en les tuant de sang-froid à l’arme blanche. Cette suspicion était liée au fait que l’Armée nationale afghane n’avait jamais eu le matériel qu’elle avait réclamé pour se battre efficacement contre les talibans alors qu’en face, on faisait semblant de ne pas entendre. Cette armée sous-équipée a donc été une des causes de cette grande défaite.

Côté occidental, les bilans positifs ont été surévalués. Au mois de février 2021, on est allé jusqu’à dire que l’Armée afghane ne risquait rien, puisqu’elle avait jusqu’à plus de 300 000 hommes sous les drapeaux. Mais en réalité, il devait y avoir entre 100 000 ou 110 000 hommes sur lesquels on pouvait compter.

Je voudrais ensuite insister sur l’autre absurdité diplomatique – après celle de 2001 –, et celle-là est colossale. Des policiers et soldats afghans, notamment les forces spéciales afghanes qui étaient crédibles autour du gouvernement final d’Ashraf Ghani, ont refusé de se battre et Kaboul est tombé, le 15 août 2021. Le ver était dans le fruit. Et s’il n’y avait plus aucune conscience politique d’avoir un jour l’espoir de gagner la guerre, c’est à cause de l’accord de Doha.

Que signe Trump le 29 février 2020, croyant mettre fin à la présence américaine ? Il signe un accord avec les talibans en excluant l’Otan et la FIAS, ceux qui sont en train risquer leur vie sur le terrain. Pire encore, il en exclut le président afghan Ashraf Ghani. En résumé, les Américains leur ont dit : « Soyez des bons garçons. Vous avez vu, nous avons la reine des bombes, on peut se fâcher. Alors, vous nous laissez évacuer et après vous faites ce que vous voulez. » Les talibans n’en reviennent pas. Les accords de Doha sont pour moi la plus grande humiliation subie par une grande puissance vis-à-vis de guérilleros absolument hilares. Ajoutez à cela l’ordre de Trump de libérer 5 000 prisonniers talibans détenus par le gouvernement afghan – une exigence des talibans qu’ils ont obtenue – et vous comprendrez pourquoi les policiers et militaires afghans sont complètement démoralisés.

À partir de là, le 29 avril 2021, le président Biden, qui n’a pas l’opinion publique américaine derrière lui – il faut savoir que celle-ci ne comprend rien à l’Afghanistan et ne veut plus en entendre parler –, confirme les accords de Doha et le retrait des troupes alors que l’on se bat sur le terrain. Il s’en suit cet effondrement, cette espèce de débandade pendant que le commandement des talibans applique ce qu’on appelle la tactique du « boa constrictor », c’est-à-dire qu’ils vont petit à petit passer par les périphéries pour se concentrer autour de Kaboul et prendre la ville par bonds successifs, le 15 août 2021.

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Qu’en était-il de l’engagement des talibans de ne plus autoriser la présence d’organisations terroristes en Afghanistan, en contrepartie de la levée de sanctions américaines ?

Les talibans s’en moquaient totalement. Non seulement ils n’ont pas fait la chasse aux derniers éléments d’al-Qaïda qui continuaient à s’entraîner dans la région de Kandahar, mais ils ont aussi abrité leur dernier chef, l’Égyptien Ayman Al-Zawahiri, qui a été tué par un missile américain dit « très sélectif » sur un balcon, à Kaboul, fin juillet 2022.

La demi-victoire présentée par Trump en 2021 comme quoi les talibans n’abriteront plus de terroristes est totalement fausse, puisque non seulement Daech, mais également d’autres organisations terroristes sont présentes sur le sol afghan. À tel point que le 10 juillet 2023, le directeur de nos services de renseignement intérieur (DGSI) a averti officieusement le gouvernement français qu’il existait une nouvelle menace en Afghanistan, pas seulement d’al-Qaïda et de Daech, mais que d’autres organisations terroristes faisaient florès avec la bénédiction des talibans. L’accord de Doha est donc quelque chose de totalement nul et non avenu.

Quel est l’état des lieux du pays depuis le départ des forces internationales et le retour des talibans ?

Depuis le 15 août 2021, un million d’Afghans ont quitté le pays et 124 000 personnes ont été évacuées par les ponts aériens dans des conditions dramatiques. Mais ce qui me tient le plus à cœur, c’est de voir que ce pays fait la guerre à la moitié de l’humanité, puisque la femme est réduite à l’état de simple animal domestique, qu’elle est évacuée de l’espace public et de l’espace social, jusqu’à lui supprimer récemment, par le chef suprême des talibans Akhundzada, la possibilité d’exercer un métier. C’est aussi la vente de petites filles pour 300 euros pour pouvoir subvenir à ses besoins en attendant qu’elles soient pubères, et, depuis février 2023, on assiste au retour de lapidations. Mais surtout, c’est un pays dont 90% de la population n’est pas bien nourrie. 

C’est un pays exsangue, un des cauchemars du monde contemporain que l’on ne veut pas voir, parce que nous vivons dans un monde absolument surmédiatisé où l’actualité se concentre autour de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. On oublie d’autres peuples : les Kurdes, les Palestiniens ou les Ouïghours en Chine. Il y a là un procès que l’on peut faire de l’ensemble des médias avec leur focalisation sur quelque chose et l’oubli du reste. En Afghanistan, c’est « silence, on tue ».

Comment un régime aussi brutal peut-il perdurer en 2023 ?

Tout simplement parce qu’on n’a pas envie de retourner en Afghanistan, bien que j’aie l’intime conviction qu’on finira un jour par y revenir, vu le terreau terroriste islamiste de tous bords. La communauté internationale a été échaudée, ça lui a coûté très cher et elle se moque de ce qu’il peut s’y passer. On préfère envoyer des armes par combattants interposés, comme en Ukraine. Mais il n’est plus question de se retrousser les manches. Comme je l’avais constaté avec Hubert Védrine dans une conversation à Sciences Po Aix il y a quelques années, c’est la mort du droit d’ingérence. On ne sait plus dire à un dictateur – comme l’actuel dictateur syrien – qu’il y a des limites à ne pas franchir. Les talibans font donc, pour l’instant, ce qu’ils veulent dans l’indifférence générale.

 

Une fresque murale de femmes avec l'inscription « Les femmes afghanes ne resteront plus silencieuses » est représentée le long d'une rue de Kaboul, le 10 janvier 2023.
Une fresque murale de femmes avec l’inscription « Les femmes afghanes ne resteront plus silencieuses » est représentée le long d’une rue de Kaboul, le 10 janvier 2023. © Wakil Kohsar / AFP

 

Existe-t-il encore une forme d’opposition en Afghanistan ?

Oui. C’est ce qu’on appelle la génération Otan. C’est une minorité qui représente peut-être 15% de la population et qui vit dans les villes comme Hérat, Mazar-i-Sharif et Kaboul, où la FIAS a créé des universités. On a eu des femmes médecins, commissaires de police, des femmes juges. Il y a encore aujourd’hui de très fortes résistances, puisque des milliers de classes fonctionnent de façon clandestine pour les filles, puisqu’on leur a interdit l’école dès la puberté. Mais quand on parle de prendre les armes, il existe peut-être des forces dormantes, mais qui n’ont pas envie de se lever contre les talibans, car elles savent qu’elles ne seront pas soutenues par une ou des puissances ou des réseaux étrangers. Le fils du commandant Massoud a bien essayé, il vit désormais à l’étranger.

Il faut comprendre que l’Afghanistan est un pays pauvre qui n’est pas allé à l’école occidentale. La charia est la seule loi que les gens connaissent, surtout les hommes. Cette sous-scolarisation a commencé à être corrigée notamment au temps du bonheur, au moment du règne du dernier roi Mohammed Zaher Shah (1933-1973). Mais cet effort a été en grande partie abandonné à cause de la guerre civile, des ravages de l’occupation soviétique, puis de la guerre à partir de 2001. L’ensemble de ce pays est un pays profondément traditionnel, refuge des valeurs de l’islam intégriste avec tout ce que le mal peut en tirer de profit. Généralement, on pense aux Pachtounes, mais il y a d’autres régions tout à fait reculées où l’ancien patriarcat est encore tout-puissant.

Quelles perspectives pour l’Afghanistan sous le gouvernement des talibans ?

L’avenir est une conception occidentale. Pour les talibans, leur avenir, c’est Allah. Ils ont mis la main sur le pays, ils le gèrent selon la charia et ça ne va pas plus loin que ça. L’Afghanistan est un pays qui est en train de croupir, c’est une sorte de bouillon de culture. Je ne sais pas s’il faut qu’on ait des images de massacres ou de lapidations diffusées sur toutes les chaînes de télévision pour qu’on commence à réagir. Pour l’instant, le monde ne veut pas en entendre parler et les talibans continuent à tuer et à torturer dans l’indifférence générale. Pour moi, c’est « no futur ».

Mais je voudrais tout de même retenir la chose suivante : il ne faut pas voir l’islam uniquement à travers l’épouvantable exemple de ce qu’il se passe en Afghanistan, de l’Iran ou de Daech. L’islam est une très grande civilisation. À l’Assemblée générale de l’ONU, il y a cette immense tapisserie qui porte une inscription écrite en arabe, en farsi et en anglais décrivant parfaitement la civilisation de l’islam. On la doit à Sa’adi, un très grand poète persan du XIIIe siècle, je vous la cite de mémoire : « Tous les êtres humains sont membres d’un seul corps, car ils furent créés d’une seule et même essence. »


Jean-Charles Jauffret est professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences-Po Aix, spécialiste de la guerre d’Algérie et de l’Afghanistan. Il est l’auteur de Afghanistan 2001-2013, La guerre inachevée, aux Éditions Autrement.

À lire aussi :

  • Les larmes de Kaboul, de Jean-Marie Montali, aux Éditions du Cerf, 2022.
  • Le cri afghan, de Michael Barry. L’Asiathèque, 2021.
  • Caravanes, de James A. Michener, publié aux États-Unis en 1955 et traduit en français en 1964.
  • Syngué sabour. Pierre de patience, par Atiq Rahimi. Prix Goncourt 2008.

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Charlotte Lambert

Voyageuse d'idées et jongleuse de mots, je suis Charlotte Lambert, une Spécialiste de l'Art de Rédiger tissant des histoires qui transcendent les frontières. Mon parcours à l'Institut Catholique de Toulouse a été le ferment de ma passion pour l'écriture. Tel un guide littéraire, j'explore les méandres des organisations internationales, les échos des événements mondiaux, les trésors du système éducatif, les énigmes des problèmes sociaux, et les horizons infinis du voyage. Mon stylo danse entre les lignes, infusant chaque article d'une authenticité inébranlable. Joignez-vous à moi dans ce périple où les mots sont les balises qui éclairent le chemin de la compréhension mondiale, où l'événementiel devient un kaléidoscope de perspectives, où l'éducation se dessine avec la richesse de l'avenir, où les enjeux sociaux prennent une nouvelle dimension et où chaque page est un pas vers l'ailleurs.

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